« Il n’y a pas de titre à ce texte, je n’en ai pas trouvé… »
Il n’y a pas de titre à ce texte, je n’en ai pas trouvé… J’ai même hésité à l’écrire de peur de franchir la limite de l’impudeur, limite que je me trace moi-même de par mes rôles et mes titres. Mais un jour, il faut bien que ce qui me fait mal ne serve pas juste à alourdir mes pensées, mais serve aussi à faire réfléchir. Ce jour est propulsé par la journée mondiale consacrée à la lutte contre le cancer qui se tient tous les ans, depuis 21 ans, le 4 février. Ceux qui me connaissent savent que je n’aime pas la bataille, je n’aime même pas les mini-conflits… qui n’en sont pas!!! Vous comprendrez donc que je n’aime pas les luttes… Mais si je dis ça, que penseront tous ceux qui se battent contre cet ennemi qui fait mourir chaque année 9,6 millions de gens de tous âges sur notre planète? Et puis, j’en sais quoi moi? J’en sais que le mot cancer me souffle des prénoms de gens que j’ai accompagnés dans la maladie, la mort et le deuil professionnellement depuis un quart de siècle. J’en sais ce que ceux que j’aime qui sont encore là et ceux que j’aime qui ne sont plus là m’en ont dit. J’en sais aussi ce que résonne en moi mon histoire.
Je vais commencer par les mots. Tout d’abord, pour moi, il n’y a pas LE cancer, il y a LES cancers. Quand je le dis comme ça, ça m’empêche de penser qu’on passera tous par la même chose. Il y a trop de types, de grades, de complexité pour parler d’un cancer. Et puis il y a les diagnostics : le fatal, le surprenant, le franc, le flou et le « c’est au-dessus de ta tête plus que pour bien des gens». Mais ça, ce ne sont que des mots. Il y a ceux qui ont peur de l’« attraper », ceux qui l’ont, ceux qui sont génétiquement à risque. Parler de cancer, c’est parler de tous ces gens. Car ils sont tous concernés par la « lutte » dont on parlera le 4 février. Moi, je n’ai pas le goût d’être contre les cancers, il sont trop gros et trop nombreux pour moi, je perdrais dans le ring. Je vais laisser la recherche faire son travail et je me dis qu’à coups de centaines de millions de dollars, un jour, on trouvera bien. Mais si on n’arrive pas à enrayer les cancers, il faudra bien qu’on apprenne d’eux. Comment faire? S’attarder au ravages collatéraux qu’ils créent est à mes yeux une bonne idée. Et ça, en plus, ce n’est pas une lutte, c’est de l’attention, ça ne coûte rien, c’est simple et ça fait du bien.
« On doit vous référer en oncologie ». Cette parole existera toujours. Combien de Québécois se feront dire cela cette année, sur un ton parfois froid, parfois rapide, parfois rempli de bienfaisance? Environ 160… par jour! Donc, 160 fois par jour, on devrait tous et toutes lutter contre notre désir de faire comme si ça n’existait pas. Car même la personne à qui on fait ainsi vivre une fausse alerte subit, à partir de cet instant, les dommages du cancer.
Il y a près de 10 ans, la dame docteure qui m’a dit cette parole (sûrement banale quand on la dit souvent), était douce, mais elle semblait éprouver beaucoup d’impuissance dans ses non-réponses et ses réserves. C’était par téléphone, alors je ne sais pas quel visage elle avait… Peut-être que je me trompe et que ce n’était pas de l’impuissance, mais plutôt qu’elle était trop prise par sa liste d’épicerie, qui sait… L’histoire ne me le dira jamais. Moi, j’avais besoin de réponses et son silence était incroyablement bruyant. Moi, je ne pensais pas à ma liste d’épicerie. Ça m’a même coupé l’appétit. Par chance, je n’étais pas seule à ce moment que je n’oublierai jamais. Justine était là. Je me suis écroulée, il fallait que ça sorte, je n’avais pas le goût d’être de l’autre côté de ces histoires que je côtoyais au quotidien. Mon rôle d’intervenante me convenait plus que bien. Je ne voulais pas de celui de patiente et encore moins de souffrante ou de survivante! Mais avais-je le choix?
Dans mon cas, il n’y avait pas de courage, il y avait des « je vais à mon rendez-vous », « je mets mes bottes et mon manteau ». C’est tout. Je n’avais pas une once de courage. Je n’en ai pas encore. Je ne suis pas forte, je ne suis pas un exemple. J’écoute à la lettre ce que le docteur me dit, car je veux vivre. Quand ça nous tombe dessus, les dates du calendrier avancent au même rythme que pour les autres, mais pas de la même façon. Serais-je là encore l’an prochain? Dans quel état? Oh non, des états, j’en ai vu pour la peine depuis des dizaines d’années, j’en ai un diaporama de plusieurs heures à vous raconter si vous voulez et je n’ai jamais eu le goût d’en faire partie. Mais ici, ce n’est pas une question de goût. Je suis une maman, j’ai une magnifique et stressante carrière, je n’ai pas de temps pour les visites en oncologie, je n’ai même pas le temps de voir mes amis!! Mais j’y vais, j’y vais parce que je fais confiance à la recherche justement. Je ne peux pas espérer qu’on trouve des remèdes si, quand il y en a, je ne les prends pas. Ce n’est pas du courage, c’est de la cohérence. Donc, c’est dit, moi, je ne suis pas courageuse, je suis « obéissante ». De toute façon, je ne cadre pas dans la catégorie des courageux qui ont des traitements, qui perdent leurs cheveux et leur beau teint… Moi, je suis de la catégorie qui peut-être les précède, de celle qui vit silencieusement des heures d’angoisse, qui a perdu l’assurance d’une vie sans tracas, qui a le sentiment que rien ne sera plus pareil et qui ressent des émotions qui surgissent sans jamais demander la permission de le faire.
Dans mon cas, non, ce n’est pas clair. Je n’ai pas LE cancer, mais si je ne fais rien, mes cellules me le donneront. C’est ça qu’on m’a annoncé. Pas comme ça, évidemment, plus scientifiquement que ça, mais c’est le message! Depuis qu’on m’a dit LA parole, depuis toutes ces années, on doit, chaque année, faire vite quelque chose. Pour moi, ça ne part pas comme chez les autres. C’est troublant. Et malheureusement, je n’ai pas trouvé de marche collective à participer pour ceux qui ont la chienne parce qu’un possible cancer plane toujours au-dessus de leur tête. Moi, mes amies, après une ou deux interventions, leurs cellules les ont laissées tranquilles. Fini! Des petites douleurs qui en valent la peine, elles vous diraient. Moi, ma vie est devenue une série aussi passionnante que La casa de papel version tour de Babel : cellules atypiques, cellules de haut-grade, lésions mutantes, cellules pré-cancéreuses. Rien qui ne justifie chimiothérapie, radiothérapie, curiethérapie. Cela dit, au fil des années, j’ai dû ajouter de multiples fois à mon quotidien : anses diathermiques, biopsies, colposcopies jusqu’à… ablation totale de l’utérus. Ma série à moi, je suis prise dedans, mais il semble ne jamais y avoir de fin. Bienvenue dans le cercle infernal! On m’arrache un petit morceau, j’ai mal, on l’analyse, je stresse, c’est long, j’attends, résultat : ce n’est pas beau, on enlève… Et ça recommence. C’est ainsi depuis presque 10 ans. Une seule fois j’ai eu un répit de 6 mois.
Quand on se coupe le doigt sur une feuille, ça nous fait mal jusque dans le ventre. Quand on nous coupe un petit morceau dans le ventre, ça peut faire mal jusque dans l’âme. Vous le saviez? Mes microscopiques amis qui s’étaient logés dans mon petit col utérin, même s’il n’y a plus de petit col, poursuivent leur route en moi, mais on n’a pas de GPS pour les suivre. Ils sont physiquement microscopiques, mais je les ressens comme s’ils étaient des géants. Plusieurs fois par année, je me retrouve dans cette salle froide du Centre de recherche clinique et évaluative en oncologie, cet endroit rempli d’images d’organes reproducteurs et de dépliants sur le VPH. On n’a pas de doute sur la partie de notre corps qu’on va devoir dévoiler, car il y a ça aussi dans mon histoire : il y a ce petit quelque chose d’intime qu’on ne trouve pas dans les cancers des os ou de la peau. Dans la salle d’attente, les femmes au regard fuyant savent qu’on entre souriantes voir le docteur, mais qu’on en ressort ébranlées avec la douleur, la crainte, les questionnements. On s’y rend en marchant d’un pas déterminé, on en ressort meurtries avec un pas lent plus souvent qu’autrement. Quelques jours plus tard, le corps va mieux. Mais le cœur, lui, ne suit pas toujours. C’est dans la vie que ça frappe, dans la féminité, dans le courage.
Le pire, c’est que comme ça ne parait pas, je me sens imposteur de vivre difficilement avec cet éternel question où je me demande « quand je recevrai ce téléphone qui va me dire une nouvelle phrase difficile à entendre », comme je l’ai vécu lors de cette journée froide de novembre où j’ai inscrit hystérectomie à mon calendrier. Ils sont puissants, mes amis cellulaires. Pour qu’on m’arrache le ventre, dans sa partie qui donne la vie et qui s’étire aussi gros qu’un bébé, ils sont très puissants. Mon oncologue vit avec la certitude que ce supplice de la goutte qui revient sans cesse m’éloigne du pire. Il ne comprend pas pourquoi ça m’arrive. Moi, ça fait longtemps que j’ai arrêté de me poser la question, car les réponses que je trouvais n’étaient pas jojo… Il voit pire que moi, mon docteur. Il y a pire, je le sais tellement. Mon « amie cancer du col 1 » a la vessie détruite par les radiations. Mon « amie cancer du col 2 » a eu un pronostic de quelques mois de vie. Les chances de survie sont entre 82% et 15% selon dans lequel des 6 degrés tu te situes. Moi, je suis prise avec le cancer de l’âme, celui qui n’a pas de stade, celui qui est invisible aux yeux des gens et qui blesse et fragilise la sécurité et la joie de vivre à coups de bains de siège, de Tylenol et de Polysporin. Reste que je n’ai pas le goût d’entreprendre une bataille. J’ai le goût de dire qu’il n’y a pas que les variantes de cancer, les décès, les fins de vie, les aides médicales à mourir, les guérisons, les rémissions, les avancées médicales, le curcuma, la pleine conscience… Non, le cancer ne se limite pas à ça. Il y a tout ce qui ne se voit pas, tout ce dont on ne parle pas et qui, par exemple pour moi, se situe quelque part entre celle que j’étais avant et celle que je suis maintenant.
Finalement, j’ai le goût de lutter cette année, mais pas contre le cancer. J’ai le goût de lutter contre le désir de ne voir du cancer que ce qui se voit. Pourrions-nous porter une attention particulière à ce que ressentent dans leurs âmes nos proches touchés de près ou de loin par le cancer? Entendre ce que ça a changé en eux, ce que leur cancer leur a enseigné? Leur demander s’ils ont peur? J’aimerais qu’on lutte contre le silence, ça ne coûte rien, ça. J’aimerais qu’on lutte contre le jugement. C’est gratuit, ça aussi. Qu’on lutte contre ces phrases toutes faites qui ne veulent rien dire, qu’on lutte contre les comparaisons, contre le fait qu’on s’attarde à l’autre quand il perd ses cheveux, mais qu’on fait comme si rien n’était arrivé quand il les retrouve. Sur les recherches, on a peu de pouvoir individuellement. Je peux bien dire à mon oncologue de me trouver vite une solution, il va me dire de prendre mon gaz égal! Par contre, j’ai le pouvoir d’appeler mon ami et de lui demander comment il va vraiment… Si on se dit qu’on fait ça aujourd’hui, le 4 février et pour toutes les autres journées de l’année, on n’enrayera peut-être pas la maladie, mais on soulagera ses séquelles invisibles par exemple. On allègera les peurs silencieuses. On soulagera les cancers de l’âme!
Josée, qui pour une rare fois n’est pas la fondatrice ni la directrice. Josée.